Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde, disait Camus. Or, on constate souvent une confusion entre la notion de ‘raison d’être’ (‘purpose’) et celle de ‘durabilité’ (‘sustainability’). Au point que certains utilisent l’une pour l’autre ou considèrent qu’ils s’inscrivent dans une démarche durable parce qu’ils ont une raison d’être. Or, ce sont des concepts qui, s’ils peuvent se chevaucher, présentent de nombreuses différences. Ignorer ces différences, c’est risquer de tomber dans le greenwashing, voire hypothéquer l’efficacité de sa stratégie marketing ou de sa stratégie de développement durable.
‘Purpose, what purpose?’
La notion de ‘purpose’ ou de raison d’être a pris une place importante dans le vocabulaire des responsables marketing au lendemain de la crise de 2008. Elle désigne le rôle sociétal d’une marque ou d’une entreprise au-delà de l’intérêt particulier de ses consommateurs ou de ses actionnaires. L’exemple historique le plus célèbre est celui de Dove qui, je cite, ‘Œuvre pour faire de la beauté une source de confiance et pas d’anxiété’. On connaît tous les campagnes de la marque mettant en avant le ‘body positivism’ et encourageant les femmes à voir la beauté qui se trouve en chacune d’elles. Un autre exemple est celui de Nike qui affirme ‘Our purpose is to move the world forward through the power of sport/…/levelling the playing field, doing our part to protect our collective playground, expanding access to sport for everyone’. Ici aussi, la marque s’attribue un rôle dépassant de loin les bénéfices offerts à ses consommateurs et a pour ambition de jouer un rôle transformatif dans la société.
Raison d’être de marque ou d’entreprise…
Il est cependant essentiel de distinguer la raison d’être de marque de la raison d’être d’entreprise. Une entreprise peut en effet définir une raison d’être qui dépasse les simples intérêts particuliers de ses actionnaires. Cela rejoint le concept de ‘shared value’ ou d’entreprise à mission par lequel une entreprise décide que son rôle ne se limite pas à faire du profit mais à mettre certains enjeux sociétaux au cœur de ses objectifs. Cela veut dire, en théorie, que l’entreprise ne considère le profit que comme une des variables à optimiser, en parallèle avec, par exemple, son impact environnemental ou le bien être des travailleurs dans sa chaîne de valeur. Le vrai test de la sincérité de cet engagement est de savoir si l’entreprise est réellement prête à sacrifier une partie de ses profits à ce rôle sociétal. On a vu, dans des cas récents de grandes multinationales comme Unilever ou Danone, que cela restait compliqué. Mon expérience personnelle avec de plus petites entreprises m’amène à constater que cette tension existe aussi dans leurs conseils d’administration. Nous sommes tellement imprégnés par l’obsession de maximisation des profits qu’il est mentalement très compliqué d’admettre d’autres paramètres autrement que comme des variables d’ajustement.
En théorie, la raison d’être de marque devrait être la traduction directe de la raison d’être de l’entreprise…sauf qu’évidemment ce n’est pas si simple.
On a d’abord le cas d’entreprises multimarques, difficile évidemment d’avoir, au cœur du positionnement de chaque marque, la même raison d’être. Au mieux, les raisons d’être des marques peuvent alors être des dérivées de la raison d’être de l’entreprise ou, à tout le moins, être compatibles avec celle-ci, mais elles ne seront pas identiques.
Dans le cas d’une entreprise ‘mono marque’ (prenez par exemple Patagonia ou Tony’s Chocolonely), c’est évidemment plus facile d’aligner les deux. Mais on peut tout à fait imaginer que l’entreprise se donne une mission sociétale forte sans que celle-ci ne transpire forcément de manière très explicite dans l’expression de sa marque vers le consommateur ou, en tous cas, sans que celle-ci ne soit au cœur de sa proposition de marque. Les puristes diront que les deux doivent forcément être identiques si pas fortement alignés, notons simplement que ce n’est pas automatique ni obligatoire, à mon sens ce n’est même pas toujours souhaitable, j’y reviens plus loin.
Il peut également arriver que la marque se cherche une raison d’être sous l’impulsion principale du département marketing et pour des raisons plutôt opportunistes. Si cette raison d’être n’est pas clairement alignée avec celle de l’entreprise, on entre dans une zone de danger. Les engagements affichés par la marque peuvent rapidement s’avérer en contradiction avec la politique générale de l’entreprise.
En conclusion, il faut bien savoir de quoi on parle : de raison d’être de marque ou d’entreprise ? Sont-elles alignées, identiques ou à tout le moins compatibles ? Et dans le cas de la raison d’être d’entreprise, dans quelle mesure est-elle réellement assumée par le CA et les actionnaires ?
50 nuances de raison d’être
Si on revient sur la raison d’être de marque, le fameux ‘brand purpose’, on peut aussi constater qu’avec le temps, le concept a eu tendance à s’élargir, voire à se diluer.
Si, au départ, on parlait surtout de ‘social purpose’ ou de ‘societal purpose’, on a parfois tendance à étendre le concept au rôle positif que la marque peut jouer dans la vie de ses consommateurs en général voire au simple alignement avec les valeurs de ces consommateurs. Or, ce n’est pas la même chose. Quand on prône une raison d’être sociétale, on se focalise clairement sur le bien commun, en dehors de la satisfaction égoïste des besoins et désirs du consommateur. Par exemple, le respect de la nature ou le bien-être d’une communauté de producteurs. Le ‘consommateur’ en retire certes un bénéfice dérivé en termes de satisfaction morale mais, au départ, la raison d’être est tournée vers l’extérieur.
Avec le temps, le concept de ‘raison d’être de marques’ devenant ‘le’ modèle à adopter, certaines marques l’ont assoupli pour pouvoir se l’approprier. J’ai travaillé, dans une autre vie, sur la stratégie de positionnement des vénérables saucisses Zwan. La notion de ‘purpose led branding’ étant imposée, nous l’avions défini comme ‘une marque pourvoyeuse de moments de plaisir spontanés’. C’est évidemment sympathique mais est-ce encore de la raison d’être ou retombe-t-on tout simplement sur un bon vieux ‘bénéfice émotionnel’, subtilement déguisé ? Un autre exemple est Land Rover dont le ‘purpose’ est ‘We create discerning experiences for the world’s most discerning clients’, c’est une raison d’être qui en vaut une autre mais il faut chercher très loin le bénéfice sociétal. Ici aussi, on déguise un bénéfice émotionnel ou social en raison d’être.
On peut faire un parallèle, puisque la notion de raison d’être est liée à celle de valeurs, avec le modèle de Schwartz qui propose une classification des différentes valeurs fondamentales de l’être humain. Une des dimensions de ce modèle est la transcendance de soi par rapport à l’affirmation de soi. En d’autres mots, suis-je plus animé par le bien commun ou par mon intérêt propre ? Si on définit la raison d’être simplement comme une adéquation avec les valeurs du public auquel on s’adresse, ces valeurs peuvent tout à fait être d’ordre de l’affirmation de soi (comme l’hédonisme pour nos chères Zwan ou la réussite pour Land Rover) et donc très peu liées à une quelconque dimension sociétale.
En conclusion, avec le temps, la notion de raison d’être s’est éloignée de la définition originale de ‘raison d’être sociétale’ et donc encore un peu plus de la notion de durabilité.
La critique du ‘purpose’
Le monde du marketing adore les modes et celles-ci amènent souvent à brûler ce qu’on adorait la veille. C’est un peu le cas de la théorie du ‘brand purpose’ qui se prend récemment un sérieux vent de face. Examinons certaines des objections.
D’une part, il y a des objections d’ordre philosophique sur le rôle même des entreprises. Certains investisseurs considèrent toujours que ‘the only business of business is business’ et qu’il n’appartient pas aux entreprises de poursuivre d’autres objectifs. Cela a amené récemment Terry Smith, un des actionnaires d’Unilever, à estimer que l’entreprise allait beaucoup trop loin dans la recherche d’impact sociétal pour ses marques, au détriment de la croissance et du profit. Le nouveau CEO, Hein Schumacher a d’ailleurs pris ses distances avec le concept de ‘brand purpose’, affirmant qu’il ne serait pas imposé d’office à toutes les marques du groupe.
Les objections philosophiques peuvent être d’ordre inverse. Certains estiment que les marques outrepassent leur rôle en s’attribuant des bénéfices sociétaux et, d’une certaine manière, dévalorisent les causes pour lesquelles elles disent se battre. C’est d’autant plus le cas quand les politiques réelles des entreprises ne sont pas raccord avec ce qu’elles promettent, on se souvient de Gillette qui saluait la ‘masculinité positive’ dans un de ses spots…pour être accusée de pratiquer la ‘pink tax’ par ailleurs.
Certains voient d’ailleurs, dans la mode du ‘purpose led branding’, une façon pour les marketers de chercher un sens moral à une profession souvent décriée pour son impact sociétal négatif.
Enfin, nombreux sont les spécialistes du marketing qui remettent simplement en question l’efficacité d’une telle stratégie. Les consommateurs sont-ils réellement tous et toujours motivés principalement par des valeurs altruistes ? De nombreuses études semblent indiquer que ce n’est pas le cas. On peut s’en désoler mais il faut hélas le constater. D’autre part, toutes les marques sont-elles légitimes à s’attribuer des bénéfices d’ordre supérieur ? Ma mousse à raser va-t-elle réellement sauver la planète ? La vogue du ‘purpose led branding’ risque également d’amener une certaine uniformité dans les positionnements de marques avec un risque qu’elles apparaissent toutes comme de pompeuses donneuses de leçons.
A mon sens, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans certains cas bien particuliers, une stratégie de branding basée sur la ‘raison d’être sociétale’ peut être la bonne approche pour la marque. C’est le cas quand ce bénéfice sociétal résonne pour son public, quand la marque a un réel rôle à jouer et quand elle le joue avec sincérité et efficacité. Mais la stratégie de raison d’être n’est qu’une stratégie de branding parmi d’autres. Comme souvent dans les débats liés au marketing, les nouvelles approches ne viennent pas remplacer les anciennes mais simplement ajouter un outil complémentaire dans la boîte. Il ne faut donc ni élever le ‘brand purpose’ au niveau de théorie universelle et unique du branding, ni le jeter aux oubliettes.
Et la durabilité alors
Il est logique d’associer ‘raison d’être’ et ‘durabilité’ puisque ces deux concepts se préoccupent de l’impact de l’entreprise sur le bien commun. Mais il y a des nuances essentielles.
Pour faire simple, la durabilité s’intéresse à l’impact net d’une entreprise sur le bien commun, à la fois dans l’instant présent et pour les générations futures. Cet impact est mesuré à travers divers prismes, on peut citer les 3 ‘P’ : planet, people, prosperity, les ’17 objectifs du développement durable’ de l’ONU, l’ESG : environnemental, social, gouvernance…) Il faut dès lors être prudent avant d’affirmer qu’une marque ou une entreprise est ‘durable’ dans l’absolu. Celle-ci a, en effet, rarement un impact net strictement positif. Même les plus écoresponsables des entreprises laissent en effet souvent une trace, au moins au niveau environnemental. Patagonia, l’archétype même de l’entreprise ‘durable’ a d’ailleurs récemment déclaré ne pas se réclamer comme telle. On parlera donc de marques ou d’entreprises ‘plus durables’ plutôt que durables dans l’absolu. On pourrait aussi parler de ‘leadership’ en termes de durabilité, la marque est-elle engagée à progresser significativement et plus que la moyenne de son secteur sur l’ensemble des dimensions importantes en termes d’impact ?
Un concept central dans la durabilité est celui de la matérialité. La matérialité interroge les domaines dans lesquels l’impact sociétal de l’entreprise est objectivement le plus important. Ainsi, pour une compagnie aérienne, s’il est très sympathique de servir du café équitable, cela n’est pas là qu’on l’attendra en termes de durabilité. Par contre, pour Nespresso ou Douwe Egberts, le caractère équitable de leur approvisionnement en matières premières sera essentiel. Or, cette matérialité revêt un caractère largement objectif et impose d’ailleurs de consulter différentes parties prenantes externes. Alors qu’on peut choisir ses batailles dans sa raison d’être, on ne le peut pas vraiment en termes de durabilité, celle-ci est largement dictée par l’impact objectif de l’entreprise sur son environnement.
Tensions entre durabilité et raison d’être
La raison d’être et, en particulier, la raison d’être de marque, même si elle est axée sur des aspects sociétaux, va souvent choisir un aspect particulier sur lequel se focaliser. Par exemple le ‘body positivism’ pour Dove ou ‘L’éradication de l’esclavage moderne’ pour Tony’s Chocolonely. Or la durabilité est holistique et systémique, elle examine tous les éléments matériels qui déterminent l’impact d’une entreprise. Si on reprend l’exemple de ‘Dove’, son engagement vertueux pour l’image des femmes ne dit rien de son impact en termes de pollution par le plastique par exemple. Il se peut donc qu’en termes d’impact global, Dove ne soit pas une marque particulièrement durable, même si son engagement sociétal sur un point particulier est louable.
Le cas de Tony’s est intéressant également. Dans son cas, même si la marque a choisi de mettre en avant le problème spécifique d’esclavage dans les fermes de cacao, elle aborde le problème de durabilité de manière holistique en y incluant d’autres dimensions à la fois écologiques et sociales. On pourrait donc considérer que Tony’s est à la fois une marque à raison d’être et une marque plus durable que la plupart de ses concurrents. Est-elle pour autant totalement durable dans l’absolu ? Bien sûr que non, le chocolat gardera toujours une empreinte carbone importante, ses emballages sont peu recyclables et on ne peut, hélas, pas le considérer comme un aliment très favorable à la santé.
Une seconde tension, connexe, est le fait que la ‘raison d’être’ d’une marque est souvent déterminée en fonction de ce qui va résonner auprès de son public. Or la durabilité n’en a cure, ce qui compte aux yeux de cette discipline, c’est l’impact objectif et pas ce que les gens en perçoivent. De nombreuses études démontrent d’ailleurs que le consommateur a souvent une perception biaisée de ce qui est durable et ce qui ne l’est pas. Avoir une approche à raison d’être pourrait donc amener une marque à surinvestir dans certains domaines qui résonnent particulièrement auprès du consommateur au détriment d’autres qui font une réelle différence sur l’impact. L’industrie alimentaire par exemple tend souvent à se focaliser sur l’amélioration de l’impact de ses emballages, car celui-ci est assez tangible pour les consommateurs alors que l’impact le plus matériel est le plus souvent dans les méthodes de production agricoles et industrielles du produit lui-même.
Enfin, de manière peut-être plus surprenante, on peut se demander si une stratégie de marque ‘à raison d’être’ est toujours la plus efficace. Si votre produit est réellement supérieur en termes de durabilité, il y a tout intérêt, même d’un point de vue sociétal, à ce qu’il soit ‘marketé’ de la manière la plus efficace possible. Or, on l’a vu plus haut, une stratégie ‘purpose led’ n’est pas toujours la meilleure. Ainsi, positionner votre produit uniquement sur ses bénéfices sociétaux pourrait hypothéquer son succès commercial…et donc à son tour son impact sociétal.
Attention, dire qu’il y a des différences importantes entre raison d’être et durabilité ne veut pas dire opposer absolument ces concepts. Avoir une stratégie d’entreprise basée sur la raison d’être facilitera l’adoption d’une politique sérieuse de développement durable et cette politique pourra, dans certain cas, être bien servie par un positionnement de marque basée sur une raison d’être. Mais ce n’est pas toujours le cas et il faut éviter de considérer que ces concepts se recouvrent de manière automatique.
Schéma récapitulatif
Le leadership de l’entreprise représente la mesure dans laquelle l’entreprise investit résolument et plus que ses concurrents dans une approche de durabilité basée sur une analyse de matérialité objective.
Le cœur de la stratégie de branding peut être basé sur la raison d’être sociétale ou sur le bénéfice direct apporté au consommateur.
NB: choix des marques sujet à discussion, pour illustration seulement
Conclusion :
La distinction entre durabilité et raison d’être est subtile mais essentielle. Même si votre entreprise a une raison d’être, est-elle réellement la plus durable possible ? Si votre marque est durable, devez-vous automatiquement la positionner par rapport à sa raison d’être sociétale ? Dans certains cas, la réponse à ces questions sera positive mais dans de nombreux autres, une autre stratégie s’imposera. Raison d’être et durabilité peuvent donc se complémenter utilement, mais il faut bien pouvoir comprendre leurs nuances pour, le cas échéant, les associer au mieux.
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